V
LA FIDELE INFANTERIE

L’ennemi attaqua en pleine nuit, sans que les sentinelles, tuées avant d’avoir eu le temps de dire Amen, aient pu donner l’alarme. Maurice de Nassau avait profité des troubles de la mutinerie. Informé de la situation par ses espions, il avait foncé sur Oudkerk par le nord, dans l’espoir de secourir Breda avec des Anglais et des Hollandais, mobilisant force infanterie et cavalerie qui firent un vrai carnage dans nos postes avancés. Le Tercio de Carthagène et un autre régiment wallon d’infanterie qui bivouaquait aux environs, celui du mestre Don Carlos Sœst, reçurent l’ordre de barrer la route aux Hollandais et de les retarder le temps que le général Spinola organise la contre-attaque. Si bien qu’au beau milieu de la nuit nous fûmes appelés aux armes par des roulements de tambour, des fifres et des cris. Il faut avoir vu soi-même pareille confusion et pareille pagaille pour y croire : torches allumées qui éclairaient des soldats courant en toute hâte, réveil brutal de ceux qu’on bousculait dans leur sommeil, visages calmes, graves ou terrorisés, ordres contradictoires, cris des capitaines et des sergents qui mettaient fiévreusement en rang des soldats encore à moitié endormis, bruit des armes que l’on ramassait et, pour faire bonne mesure, roulements assourdissants des tambours aux quatre coins du camp. Dans le bourg, les gens regardaient par les fenêtres ou du haut des murs les tentes que l’on démontait, les chevaux qui hennissaient et se cabraient, énervés par l’imminence du combat. Reflets d’acier, de piques, de morions et de corselets. Vieux drapeaux que l’on déployait, croix de Bourgogne, barres d’Aragon, écus portant tours, lions et chaînes, à la lumière rougeâtre des torches et des feux de bivouac.

La compagnie du capitaine Bragado fut parmi les premières à s’ébranler, laissant derrière elle les feux du bourg fortifié et du camp, pour s’enfoncer dans l’obscurité le long d’une digue qui bordait des tourbières et de grands marécages. Le bruit courait parmi les soldats que nous allions au moulin Ruyter, passage obligé pour les Hollandais dans leur marche sur Breda, sorte de goulet qu’il était impossible, à ce qu’on disait, de contourner en traversant à gué. Comme les autres valets d’armée, je marchais avec la compagnie de Diego Alatriste, portant son arquebuse et celle de Sebastián Copons. J’étais tout près d’eux car j’avais aussi avec moi une provision de poudre et de balles, ainsi qu’une partie de leur attirail de guerre, qui pesait fort lourd. Mais, outre le douteux privilège d’être chargé comme une mule, j’avais ainsi la possibilité de me fortifier les membres de jour en jour. Que voulez-vous ? Nous autres Espagnols avons toujours fait contre mauvaise fortune bon cœur : ou l’inverse.

Oui, mes frères, seigneurs, vous savez bien sans dire que l’on gagne l’honneur à tant et tant souffrir.

La lune se cachait derrière des nuages et le chemin n’était pas facile dans l’obscurité. De temps en temps, un soldat trébuchait et la file s’arrêtait, au milieu des jurons et des blasphèmes qui pleuvaient comme la grêle. Mon maître, comme c’était son habitude, n’était qu’une silhouette silencieuse que je suivais comme une ombre parmi les ombres. Nous avancions tant bien que mal tandis que dans ma tête et mon cœur s’affrontaient des sentiments contraires : d’une part, l’approche du combat, qui excitait une nature jeune comme la mienne ; de l’autre, la peur de l’inconnu, aggravée par ces ténèbres et par la perspective de se battre en terrain découvert contre un gros détachement ennemi. Peut-être était-ce pour cette raison que j’avais été vivement impressionné, alors que nous étions encore à Oudkerk et que le tercio s’était à peine formé à la lumière des torches, de voir jusqu’aux plus grands mécréants s’arrêter un moment pour mettre un genou en terre et se découvrir, tandis que l’aumônier Salanueva parcourait les rangs en nous donnant l’absolution générale. Deux précautions valent mieux qu’une. Le chapelain était un homme stupide et revêche qui noyait son latin dans le vin, mais il était le seul homme plus ou moins saint que nous ayons sous la main. Et, lorsqu’ils se trouvent dans le pétrin, nos soldats préfèrent toujours un Ego te absolve donné d’une main pécheresse que de s’en aller tout nus dans l’autre monde.

Un détail m’inquiéta fort et les commentaires que j’entendis autour de moi me donnèrent à penser que les vétérans se posaient eux aussi des questions. Alors que nous empruntions un pont proche de la digue, nous vîmes quelques sapeurs éclairés par des fanaux se préparer à le détruire derrière nous avec des haches et des pelles, sans doute pour barrer le passage aux Hollandais. Mais cela voulait dire aussi que nous ne recevrions pas de renforts de ce côté-là et que nous ne pourrions battre en retraite. Il restait d’autres ponts, naturellement. Mais vous imaginerez sans peine ce que nous ressentîmes alors que nous marchions vers l’ennemi dans le noir.

Avec ou sans pont derrière nous, nous arrivâmes au moulin Ruyter avant l’aube. De là, on pouvait entendre dans le lointain la pétarade de nos arquebusiers les plus avancés, qui échangeaient quelques escarmouches avec les Hollandais. Un feu brûlait et, à la lumière de la flamme, je vis le meunier et sa famille, une femme et quatre enfants en bas âge, tous en chemise, tous épouvantés, chassés de leur demeure, regardant impuissants les soldats défoncer les portes et les fenêtres, fortifier l’étage supérieur et entasser leurs pauvres meubles pour en faire un rempart. Le reflet des flammes jouait sur les morions et les corselets. Terrorisés, les petits pleuraient devant ces hommes rudes vêtus d’acier. Voyant sa maison dévastée sans que personne s’en inquiétât, le meunier se prenait la tête à deux mains. C’est que, à la guerre, les tragédies deviennent vite routinières, et le cœur du soldat s’endurcit autant dans le malheur des autres que dans le sien. Quant au moulin, notre mestre de camp l’avait choisi comme poste de commandement et d’observation. Nous pouvions voir Don Pedro de la Daga s’entretenir à la porte avec le mestre des Wallons, tous deux entourés de leurs états-majors et de leurs porte-drapeaux. De temps en temps, ils se retournaient vers des feux lointains, distants d’une demi-lieue environ, comme si des hameaux brûlaient au loin, là où le gros des Hollandais semblait se concentrer.

On nous fit encore avancer un peu plus pour laisser derrière nous le moulin. Les compagnies se déployaient dans les ténèbres, entre les haies et sous les arbres, foulant l’herbe trempée qui nous mouillait jusqu’aux genoux. La consigne était de ne pas allumer de feux et d’attendre. De temps en temps, un coup de feu plus proche ou une fausse alerte faisaient s’agiter les rangs, dans un concert de « Qui vive ? » et d’ordres lancés dans le noir. La peur et la veille sont de mauvaises compagnes pour celui qui veut se reposer. Les soldats de l’avant-garde avaient allumé les mèches de leurs arquebuses et l’on voyait briller dans la nuit leurs points rouges, comme des vers luisants. Les plus aguerris s’allongèrent sur le sol humide, décidés à se reposer avant le combat. D’autres, qui ne trouvaient pas le sommeil ou qui voulaient rester éveillés, scrutaient la nuit, attentifs aux escarmouches sporadiques de l’avant-garde. Tout ce temps-là, je le passai aux côtés du capitaine Alatriste, qui, avec son escouade, alla s’allonger derrière une haie. Je leur emboîtai le pas en tâtonnant dans l’obscurité, tandis que les ronces m’égratignaient le visage et les mains. Une ou deux fois, j’entendis la voix de mon maître qui m’appelait pour savoir si je suivais toujours le gros de la troupe. Il me demanda finalement son arquebuse et Sebastián Copons la sienne, en me disant de garder une mèche allumée aux deux bouts, au cas où ils en auraient besoin. Je sortis donc de mon havresac le briquet à amadou et, à l’abri de la haie, je fis ce qu’ils me demandaient. Je soufflai sur la mèche avant de la nouer sur un bâton que je plantai en terre pour qu’elle brûle bien, sans prendre l’humidité, à la disposition de tous. Puis je me blottis avec les autres afin d’essayer de prendre un peu de repos après cette promenade nocturne. Peine perdue. Il faisait trop froid et l’humidité de l’herbe pénétrait mes vêtements. D’ailleurs, nous étions tous trempés, pour le plus grand plaisir de Belzébuth. Sans presque m’en rendre compte, je m’approchai de l’abri que faisait le corps de Diego Alatriste, toujours allongé, immobile avec son arquebuse entre les jambes. Je sentis l’odeur de ses vêtements sales, mêlée à celles du cuir et du métal de son attirail de guerre, et je me collai contre lui pour me tenir au chaud. Il ne m’en empêcha pas et resta immobile. Ce n’est que plus tard, au point du jour, que je me mis à grelotter. Il s’écarta alors un instant et, sans mot dire, me couvrit de son vieux manteau court de soldat.

Les Hollandais se mirent à marcher sur nous avec les premiers rayons du soleil. Leur cavalerie légère dispersa nos avant-gardes d’arquebusiers et nous nous trouvâmes bientôt en face de troupes en rangs serrés, bien résolues à nous arracher le moulin Ruyter et la route qui menait à Breda en passant par Oudkerk. La compagnie du capitaine Bragado reçut l’ordre de se former en escadrons avec les autres compagnies du tercio dans un pré entouré de haies et d’arbres, entre le marécage et le chemin. L’infanterie wallonne de Don Carlos Sœst, formée de Flamands catholiques et loyaux envers le roi, prit position de l’autre côté de la route, si bien que les deux tercios s’étendaient sur un quart de lieue, passage qu’emprunteraient nécessairement les Hollandais. Immobiles au milieu des prés, avec leurs drapeaux au centre du buisson de piques, arquebuses et mousquets couvrant les fronts et les flancs, les deux tercios avaient fière allure tandis que les douces ondulations formées par les digues voisines se couvraient d’ennemis. Ce jour-là, nous allions nous battre à un contre cinq. À croire que Maurice de Nassau avait vidé les États de leurs gens pour nous attaquer.

— Par la vie du roi, la partie va être chaude, entendis-je le capitaine Bragado dire à un de ses soldats.

— Au moins, ils n’ont pas amené l’artillerie, rétorqua l’enseigne Coto.

— Pour le moment.

Ils plissaient les yeux sous les rebords de leurs chapeaux et regardaient d’un œil professionnel, comme le reste des Espagnols, les reflets que lançaient les piques, les cuirasses et les casques devant le Tercio de Carthagène. L’escouade de Diego Alatriste se trouvait à l’avant-garde, arquebuses prêtes et mousquets posés sur leurs fourquines, chargés à balles, mèches allumées aux deux bouts, protégeant l’aile gauche du tercio devant les piquiers et les corselets qui se tenaient en arrière, les piquiers à une coudée les uns des autres, la lance à l’épaule, et les corselets, avec leurs morions, leurs gorgerins, leurs plastrons et leurs dossières, attendant de pied ferme avec leurs piques de vingt-cinq empans posées à terre. J’étais à portée de voix du capitaine Alatriste, prêt à lui fournir, comme à ses camarades, une provision de poudre, des plombs d’une once et de l’eau quand ils en auraient besoin. Je regardais tantôt les rangs de plus en plus serrés des Hollandais, tantôt mon maître impassible et ses compagnons, immobiles à leur poste, bouche cousue, sauf pour échanger quelques mots à voix basse avec leurs voisins, à qui ils jetaient des regards entendus, retroussant leurs moustaches ou se passant la langue sur leurs lèvres sèches, attendant la suite des événements. Fouetté par l’approche du combat, voulant me rendre utile, je m’approchai d’Alatriste pour voir s’il avait besoin de se rafraîchir ou s’il désirait autre chose. Mais c’est à peine s’il me regarda. La crosse de son arquebuse était posée à terre et il avait les mains sur le canon tandis que la mèche fumante faisait des volutes autour de son poignet gauche. Dans l’ombre que son chapeau étendait sur son visage, ses yeux clairs observaient attentivement l’ennemi. Il portait sa casaque de peau de buffle, bien serrée sous son baudrier avec les douze apôtres, son épée, sa dague biscayenne et une poire à poudre qui croisait le ruban rouge fané cousu sur son gilet. Son profil aquilin, souligné par son énorme moustache, la peau hâlée de son visage et ses joues creuses, pas rasées depuis la veille, le faisaient paraître plus maigre que de coutume.

— Attention sur la gauche ! cria Bragado en épaulant sa genette, une courte pique.

À notre gauche, entre les marécages et les arbres voisins, rôdaient des cavaliers légers hollandais en reconnaissance. Sans attendre d’ordre, Garrote, Llop et quatre ou cinq arquebusiers firent quelques pas en avant, versèrent un peu de poudre dans les bassinets de leurs armes puis, visant soigneusement, firent tomber une grêle de plomb sur les hérétiques, qui retinrent leurs montures et se retirèrent sans cérémonie. De l’autre côté du chemin, l’ennemi et ses arquebusiers étaient déjà sur le tercio de Sœst, qu’ils attaquaient de près avec leurs arquebuses. Les Wallons répondirent fort bien au feu par le feu. D’où je me trouvais, je vis qu’un détachement de chevaux cuirassés s’approchait pour charger tandis que s’inclinaient les piques wallonnes comme des bouquets de frêne et d’acier, prêtes à les accueillir.

— Les voilà, dit Bragado.

Coto, revêtu d’un corselet et de manches en cotte de maille – porter le drapeau faisait de lui une cible facile –, prit l’étendard des mains du porte-drapeau et alla grossir les rangs des enseignes au centre du tercio. Éclairés à contre-jour par les premiers rayons du soleil, les Hollandais sortaient par centaines d’entre les arbres et les haies pour reformer leurs rangs, criant à tue-tête afin de se donner du courage. Bon nombre d’Anglais allaient avec eux, vociférant comme à leur habitude, au combat autant que dans les tavernes. Sans cesser d’avancer, ils s’alignaient en ordre à deux cents pas tandis que leurs arquebusiers tiraient déjà sur nous qui étions encore hors de portée. Je vous ai déjà dit que, depuis mon arrivée en Flandres, c’était la première fois que j’assistais à une bataille en terrain découvert. Je n’avais encore jamais vu les Espagnols attendre de pied ferme une attaque. Le plus singulier était que la troupe gardait le silence. Parfaitement immobiles, ces rangs d’hommes basanés, barbus, venus du pays le plus indiscipliné de la terre, regardaient s’approcher l’ennemi sans un cri, un frisson, un geste qui n’eussent été réglés par les ordonnances de notre roi. C’est ce jour, devant le moulin Ruyter, que je compris vraiment pourquoi notre infanterie avait été et serait encore quelque temps crainte de toute l’Europe : au combat, le tercio était une machine militaire disciplinée, parfaite, dans laquelle chaque soldat savait ce qu’il avait à faire. Et c’étaient là sa force et sa fierté. Pour ces hommes, pour cette troupe bigarrée d’hidalgos, d’aventuriers, de ruffians, scorie de toute l’Espagne, se battre honorablement pour la monarchie catholique et la vraie religion conférait à ceux qui le faisaient, même les plus méprisables, une dignité qu’il leur aurait été impossible d’acquérir autrement :

J’ai troqué pour les Flandres ma fameuse terre où des frères puînés, d’héritage privés, rachètent leur vexation en faisant la guerre, étant, faute de majorais, soldats zélés.

… comme l’écrivit si bien, et dans le droit fil de cette histoire, le père Gabriel Téllez, mieux connu sous le nom de Tirso de Molina. Sous couvert de la réputation d’invincibles des tercios, le plus fieffé coquin y trouvait le moyen de se faire appeler hidalgo :

En moi commence mon lignage, parce que meilleurs sont les hommes qui se bâtissent un lignage que ceux nombreux qui les défont en acquérant de bien vils noms.

Les Hollandais étaient moins à cheval sur l’honneur et se moquaient des lignages comme d’une guigne. Ce jour-là, venus tout droit de Breda, impatients de se jeter dans la mêlée, ils semblaient prêts à en découdre. Quelques balles de mousquets sifflaient déjà avant de rouler sans force dans l’herbe. Je vis notre mestre Don Pedro de la Daga qui, bien couvert de fer milanais, monté sur son cheval, se trouvait près des drapeaux, tenant son casque d’une main et son bâton de commandement de l’autre. Le tambour-major commença à se faire entendre, aussitôt suivi par les autres tambours du régiment. Ces roulements interminables glaçaient le sang. Les Hollandais eux-mêmes, toujours plus proches, au point que nous pouvions distinguer leurs visages, leurs vêtements et leurs armes, se turent un instant et hésitèrent, impressionnés par le bruit montant des rangs immobiles de ces soldats qui leur barraient la route. Poussés par leurs caporaux et leurs officiers, ils reprirent leur marche en poussant de grands cris. Ils étaient déjà tout près, à soixante ou soixante-dix pas, leurs piques et leurs arquebuses en position de combat. Nous pouvions voir brûler les bouts de leurs mèches.

Un cri s’éleva alors au milieu du tercio, un cri rauque de défi, répété de rang en rang, qui prit bientôt assez de force pour étouffer le roulement des peaux de tambour :

— Espagne !… Espagne !… Cierra España !

C’était un cri ancien qui n’avait toujours signifié qu’une seule chose : gare à vous, les Espagnols attaquent. En l’entendant, je retins mon souffle et me retournai pour regarder Diego Alatriste, mais je ne pus voir s’il avait crié lui aussi. Accompagnés par les roulements de tambour, les premiers rangs espagnols s’ébranlèrent et, avec eux, Alatriste, empoignant son arquebuse, coude à coude avec ses camarades, Sebastián Copons d’un côté et Mendieta de l’autre, tout près du capitaine Bragado. Ils marchaient au pas, tous ensemble, au même rythme lent, disciplinés et superbes comme s’ils défilaient devant le roi. Ces hommes qui s’étaient mutinés quelques jours plus tôt pour toucher leur solde avançaient maintenant les dents serrées, moustaches dressées et barbes drues, leurs haillons recouverts de cuir bien graissé, leurs armes reluisantes, les yeux fixés sur l’ennemi, impassibles et terribles, laissant derrière eux la fumée de leurs mèches allumées. Je courus à leur suite pour ne pas les perdre de vue, entre les balles hérétiques qui cette fois sifflaient pour de bon car les arquebusiers et les corselets étaient à présent tout proches. J’étais hors d’haleine, assourdi par mon propre sang qui faisait battre mes veines et mes tympans, comme si les tambours résonnaient dans mes entrailles.

La première salve nourrie des Hollandais emporta quelques hommes dans nos rangs, au milieu d’un nuage de fumée noire. Quand il se dissipa, je vis le capitaine Bragado empoigner sa genette, tandis qu’Alatriste et ses camarades s’arrêtaient, soufflaient posément sur leurs mèches, épaulaient leurs arquebuses et mettaient en joue. C’est ainsi que le Tercio de Carthagène ouvrit le feu, à trente pas des Hollandais.

— Serrez les rangs !… Serrez les rangs !

Il y avait deux heures que le soleil s’était levé et le tercio se battait depuis l’aube. Aux premiers rangs, les arquebusiers espagnols infligeaient de lourdes pertes aux Hollandais jusqu’à ce que, sous les volées de balles, assaillis par les piques de l’ennemi, malmenés par ses chevau-légers, reculant pas à pas sans tourner le dos, ils réintègrent le gros de la troupe, formant avec les piquiers un mur infranchissable. À chaque charge, à chaque volée de mousquets, les vides laissés par les soldats qui tombaient étaient remplis par ceux qui restaient debout et les Hollandais se heurtaient chaque fois qu’ils arrivaient jusqu’à nous à la barrière de piques et de mousquets qui les faisait battre en retraite.

— Ils reviennent !

On aurait cru que le diable vomissait les hérétiques, car c’était la troisième fois qu’ils nous chargeaient. Leurs lances, rutilantes dans l’épaisse fumée, s’approchaient de nouveau. Nos officiers étaient enroués à force de crier leurs ordres. Le visage souillé de poudre, le capitaine Bragado avait perdu son chapeau dans la bataille. Le sang ennemi n’avait pas le temps de sécher sur la lame de son épée.

— Abaissez les piques !

À l’avant de l’escadron, à moins d’un pied les uns des autres, bien protégés par leurs plastrons et leurs morions de cuivre et d’acier, les piquiers firent basculer leurs longues piques de la main gauche et les tinrent à l’horizontale de l’autre, prêts à les croiser avec celles de l’ennemi. Pendant ce temps, sur les flancs, nos arquebusiers mettaient à mal leurs adversaires. Je me trouvais parmi eux, sans perdre de vue mon maître, essayant de ne pas gêner les hommes qui chargeaient et tiraient, l’arme au poing pour les arquebusiers ou en posant leurs lourds mousquets sur leurs fourquines. Je parcourais leurs rangs, donnant à celui-ci un peu de poudre, à celui-là des balles ou de l’eau de la gourde que je portais en bandoulière, attachée par une ficelle. L’acre fumée de la poudre m’empêchait de bien voir et me faisait pleurer. Le plus souvent, je devais me diriger presque à tâtons vers ceux qui réclamaient mon aide.

Je venais de donner au capitaine Alatriste une poignée de balles dont il commençait à manquer. Je le vis en mettre plusieurs dans le sac qu’il portait sur la cuisse droite, en glisser deux dans sa bouche et enfoncer soigneusement la dernière dans le canon de son arquebuse, puis verser de la poudre dans le bassinet, souffler sur la mèche enroulée sur sa main gauche, épauler son arme, et mettre en joue un Hollandais avec des gestes machinaux, sans cesser de regarder son adversaire. Quand le coup partit, je vis s’ouvrir un trou dans la cuirasse de fer de l’hérétique, un piquier coiffé d’un morion énorme, qui tomba à la renverse au milieu de ses camarades.

Sur notre droite, les piques des deux camps s’entrechoquaient. Un groupe de corselets hérétiques fonçait sur nous. Diego Alatriste approcha sa bouche du canon chaud de son arquebuse, cracha une balle dedans, refit posément les mêmes gestes et tira de nouveau. La poudre de son arme lui couvrait de gris le visage et la moustache. La suie accentuait les rides autour de ses yeux larmoyants, irrités par la fumée, toujours fixés sur les colonnes hollandaises qui continuaient d’avancer. Alatriste choisissait un nouvel ennemi qu’il mettait en joue sans le quitter du regard, comme s’il craignait de le perdre, comme si tuer celui-là plutôt qu’un autre était devenu pour lui une affaire personnelle. J’eus l’impression qu’il choisissait soigneusement ses proies.

— Les voilà !… s’écria le capitaine Bragado. Tenez bon !… Tenez bon !

Pour cela, pour tenir bon, Dieu et le roi avaient donné deux mains à Bragado, une épée et une centaine d’Espagnols. Le moment était venu de les employer à fond, car les piquiers hollandais arrivaient sur nous avec beaucoup de détermination. Dans le fracas des coups de feu, j’entendis Mendieta jurer, avec cette ferveur dont seuls nous autres Basques sommes capables, quand la platine de son arme se brisa en deux. Un moineau de plomb me manqua de justesse. Juste derrière moi, un soldat tomba. À notre droite, c’était un bosquet de piques espagnoles et hollandaises prises les unes dans les autres. Telle une ondulation hérissée d’acier, cette ligne s’apprêtait elle aussi à nous attaquer sur le flanc. Je vis Mendieta saisir son arquebuse par le canon, comme une massue. Tous tirèrent en hâte leurs dernières balles.

— Espagne !… Saint Jacques !… Espagne !

Dans notre dos, derrière les piques, les croix de Saint-André de nos drapeaux battaient au vent, criblées de balles. Les Hollandais étaient sur nous, avalanche d’yeux épouvantés ou terribles, de visages ensanglantés, de cris, de cuirasses, de morions et de lames d’acier. Grands, blonds et fort courageux, les hérétiques menaçaient de nous transpercer avec leurs piques et leurs hallebardes ou nous chargeaient, l’épée au poing. Je vis Alatriste et Copons, épaule contre épaule, jeter leurs arquebuses à terre pour dégainer leurs épées. Je vis aussi les piques hollandaises, dégoulinantes de sang, enfoncer nos rangs, blessant et mutilant autour d’elles. Diego Alatriste frappait à gauche et à droite entre les longues hampes de frêne. J’en saisis une qui passait près de moi et un Espagnol enfonça son épée dans la gorge du Hollandais qui la tenait à l’autre bout. Le sang se mit à couler sur la hampe, me poissant les mains. Les piquiers espagnols volaient déjà à la rescousse, harcelant les Hollandais par-dessus nos épaules et dans les vides laissés par nos morts. C’était un fouillis de lances enchevêtrées les unes dans les autres, alors que la boucherie redoublait de violence.

Je me dirigeais vers Alatriste en jouant des coudes quand un Hollandais s’embrocha sur l’épée du capitaine et vint s’effondrer à ses pieds en lui saisissant les deux jambes pour le faire tomber. Je criai sans entendre ma propre voix, sortis ma dague et fonçai sur lui avec la vitesse de l’éclair, décidé à défendre mon maître même si l’on me taillait en pièces. Je tombai à bras raccourcis sur l’hérétique surpris par cette folie et, une main sur son visage, je lui écrasai la tête contre le sol tandis qu’Alatriste se débarrassait de lui à coups de pied et le transperçait deux ou trois fois avec son épée. Coriace, le Hollandais remuait et n’en finissait pas de mourir. C’était un homme dans la force de l’âge. Il saignait par les narines et la bouche, comme un taureau blessé. Je me souviens de son sang gluant, sali par la poudre et la terre, sur son visage blanc constellé de taches de rousseur et couvert de poils blonds. Il se débattait sans se résigner à mourir, ce fils à putain, et je me débattais avec lui. En le tenant toujours de la main gauche, j’empoignai fermement ma miséricorde de ma main droite et lui donnai trois bons coups de poignard dans les côtes. Mais je frappai de si près que chaque fois ma lame glissa sur la casaque de cuir qui lui protégeait le torse. Il sentit les coups, car je vis ses yeux s’ouvrir tout grands. Finalement, il poussa un gémissement et se décida à lâcher les jambes de mon maître pour se protéger la figure, comme s’il craignait que je ne le frappe au visage. J’étais aveuglé, par la frayeur autant que par la fureur, irrité par ce maudit hérétique qui s’entêtait à ne pas trépasser. C’est alors que j’enfonçai ma dague dans les boutonnières de sa casaque – « Née… Srinden… Née », murmura l’hérétique, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour réciter un Ave Maria, il vomit une dernière fois du sang, les yeux révulsés, puis resta aussi tranquille que s’il n’avait jamais vécu.

— Espagne !… Ils reculent !… Espagne !

Malmenés, les Hollandais battaient en retraite, marchant sur les cadavres de leurs camarades, laissant derrière eux un pré engraissé par le sang des morts. Parmi les Espagnols, quelques béjaunes firent mine de les poursuivre, mais la plupart des soldats restèrent là où ils étaient : le Tercio de Carthagène comptait surtout des vétérans, trop vieux pour se laisser prendre à défaire leurs rangs, au risque de s’exposer à une attaque sur les flancs ou de tomber dans une embuscade. Je sentis la main d’Alatriste me saisir par le col de mon pourpoint et me faire tourner sur moi-même pour voir si j’étais blessé. Je relevai la tête et vis ses prunelles glauques. Puis, sans un geste, sans une parole, il me sépara du cadavre du Hollandais en me tirant en arrière. Le bras qui soutenait son épée me parut fatigué, épuisé, quand il le leva pour rengainer son arme après l’avoir essuyée sur la casaque du mort. Il avait du sang sur la figure, sur ses mains et ses vêtements, mais ce n’était pas le sien. Je regardai autour de moi. Moins chanceux que nous, Sebastián Copons, qui cherchait son arquebuse au milieu d’un tas de cadavres espagnols et hollandais, saignait abondamment à la tempe.

— Foutre Dieu, dit l’Aragonais à moitié sonné en touchant les deux pouces de cuir chevelu qui pendaient sur son oreille gauche.

Il soulevait le morceau de chair entre deux doigts noircis de sang et de poudre, sans trop savoir qu’en faire. Alatriste sortit un linge propre de sa poche et, après avoir remis la peau en place de son mieux, le noua autour de sa tête.

— Un peu plus, et ils m’avaient, Diego.

— Ce sera pour une autre fois. Copons haussa les épaules :

— Tu l’as dit. Ce sera pour une autre fois.

Je me relevai en chancelant tandis que les soldats reformaient les rangs, poussant à l’écart les cadavres hollandais. Quelques-uns en profitèrent pour les fouiller rapidement et les dépouiller de tout ce qui leur tombait sous la main. Je vis Garrote utiliser sa biscayenne sans la moindre hésitation pour couper des doigts et empocher des bagues, tandis que Mendieta se cherchait une autre arquebuse.

— Serrez les rangs ! Beugla le capitaine Bragado.

À cent pas de nous, les escadrons hollandais se reformaient avec des renforts parmi lesquels brillaient les cuirasses des chevaux. Nos soldats remirent à plus tard la fouille des morts et reformèrent leurs rangs, coude à coude, tandis que les blessés regagnaient tant bien que mal nos arrières. Il fallut enlever aussi les cadavres espagnols pour que la formation reprenne ses positions. Le tercio n’avait pas cédé un pouce de terrain.

Nous passâmes ainsi la matinée et l’heure de midi, repoussant de pied ferme les charges hollandaises, criant « Saint Jacques ! » et « Espagne ! » quand nous étions sur le point d’être débordés, retirant nos morts et pansant nos blessures, jusqu’à ce que les hérétiques, convaincus que cette muraille d’hommes impassibles n’allait pas bouger de toute la journée, commencent à nous charger avec moins d’enthousiasme. Ma provision de poudre et de balles étant épuisée, je m’occupai à fouiller les cadavres. Parfois, profitant du fait que les Hollandais reculaient de plus en plus loin entre leurs attaques, je m’avançais sur le champ de bataille pour m’emparer des dépouilles de leurs arquebusiers. Plusieurs fois, je dus prendre mes jambes à mon cou pour regagner nos rangs quand les balles de leurs mousquets se mirent à siffler à mes oreilles. L’eau que je distribuais à mon maître et à ses camarades vint à manquer elle aussi – la guerre vous donne une soif de tous les diables – et je fis plus d’un voyage au canal qui se trouvait derrière nous, parcours peu agréable car il était semé de tous nos blessés et moribonds qui s’étaient réfugiés à l’arrière. La scène faisait pitié : horribles blessures, mutilations, moignons sanglants, lamentations dans toutes les langues de l’Espagne, râles d’agonie, blasphèmes et oraisons latines de l’aumônier Salanueva qui allait et venait, la main épuisée d’avoir donné tant d’extrêmes-onctions – avec sa salive, car il n’avait plus de saintes huiles. Les imbéciles qui parlent de la gloire de la guerre et des batailles devraient se souvenir de ces paroles du marquis de Pescara : « Que Dieu me donne cent ans de guerre plutôt qu’une journée de bataille », ou se promener comme je le fis ce matin-là pour connaître la véritable arrière-boutique, la machinerie du spectacle des étendards et des trompettes, des discours inventés par les bravaches et fanfarons d’arrière-garde, ceux dont on voit les statues et le profil sur les pièces de monnaie et qui n’ont jamais entendu siffler une balle, vu mourir des camarades, eux qui ne se sont jamais souillé les mains avec le sang de l’ennemi, qui n’ont jamais risqué de perdre leurs roupettes d’un coup de mousquet au bas-ventre.

Je profitais de mes allées et venues au canal pour jeter un coup d’œil sur le chemin qui venait du moulin Ruyter et d’Oudkerk, au cas où seraient arrivés des renforts. Mais la route restait déserte, ce qui me permit d’embrasser du regard le champ de bataille, avec les Hollandais devant nous et les deux tercios qui leur barraient le passage des deux côtés du chemin, le régiment espagnol à ma gauche et celui de Sœst sur la droite. Ce n’étaient qu’éclairs d’acier, flammes d’armes à feu, fumée de poudre et drapeaux flottant dans un épais buisson de piques. Nos camarades wallons faisaient fort bien leur devoir, mais ils n’avaient pas la partie belle, pris qu’ils étaient entre les arquebuses hérétiques toutes proches et les furieuses charges des chevaux cuirassés. Chaque fois qu’elles repoussaient un nouvel assaut, les piques de l’escadron se relevaient moins nombreuses. Les soldats de Sœst étaient des hommes d’une grande fierté, mais ils commençaient inexorablement à s’affaiblir. L’ennui était que, s’ils se faisaient écraser, les Hollandais pourraient alors occuper leur terrain et doubler le Tercio de Carthagène en lui infligeant de lourdes pertes. Le moulin Ruyter et la route d’Oudkerk et de Breda seraient perdus.

Je regagnai mon régiment avec cette inquiétude au fond de l’âme et je n’osai passer près de notre mestre de camp, qui, avec ses officiers et aspirants, était à cheval au centre de l’escadron. Un coup de mousquet hollandais, fatigué d’être venu de si loin, avait fait halte sur sa cuirasse et joliment cabossé son plastron en acier milanais. Mais à part cela notre colonel semblait en bonne santé, à la différence de son cornette, qui s’était fait tuer d’un coup de feu en pleine bouche et qui gisait à terre, au pied des chevaux, sans que personne se soucie de lui. Je vis que Don Pedro de la Daga et son état-major observaient, les sourcils froncés, les rangs malmenés des Wallons. Moi-même, malgré mon inexpérience, je comprenais que, si les hommes de Sœst cédaient, nous autres Espagnols, sans cavalerie pour nous protéger, n’aurions d’autre choix que de reculer en direction du moulin Ruyter pour ne pas nous laisser déborder par le flanc ; sans compter l’effet désastreux que la vue du tercio battant en retraite aurait sur les nôtres. Car se faire craindre et respecter de l’ennemi qui affronte un mur d’hommes résolus est une chose et se battre pour sauver sa peau, même si vous reculez lentement et sans oublier vos bonnes manières, en est une autre. Encore plus à une époque où nous autres Espagnols étions aussi célèbres pour notre cruauté dans nos attaques que pour notre orgueil et notre impassibilité à l’heure de notre mort, sans que jusque-là presque personne ait vu la couleur de notre dos, pas même en peinture. Nos piques, donc, étaient à la hauteur de notre réputation.

Le soleil approchait de son zénith quand les Wallons, après avoir consciencieusement servi leur roi et la vraie foi, finirent par céder. Une charge de cavalerie et la poussée de l’infanterie hollandaise finirent par défaire leurs rangs et, de ce côté du chemin, nous vîmes comment, malgré les efforts de leurs officiers, une partie des hommes se débandait en direction du moulin Ruyter tandis que l’autre, plus nombreuse, venait chercher refuge dans notre carré. Vilainement blessé, sans casque, les deux bras cassés par des balles d’arquebuse, entouré d’officiers qui tentaient de sauver les drapeaux, le mestre de camp Don Carlos Sœst était avec eux. Ils faillirent bien rompre nos rangs quand ils nous arrivèrent dessus avec tant de désordre. Pis encore, ils étaient poursuivis par la cavalerie et l’infanterie hollandaises, décidées à faire d’une pierre deux coups. Par chance, portés par l’élan de leur premier assaut, ils s’avançaient en désordre dans l’espoir de nous voir prendre la fuite dans cette confusion. Mais je vous ai déjà dit que les soldats du Tercio de Carthagène étaient aguerris et qu’ils en avaient vu d’autres. Pratiquement sans ordres de nos chefs, après avoir laissé passer un nombre raisonnable de Wallons, les rangs de notre flanc droit se resserrèrent comme un étau, tandis qu’arquebuses et mousquets crachaient le feu et tuaient, deux pour le prix d’un seul, les traînards du tercio de Sœst et les Hollandais qui étaient à leurs trousses.

— Les piques à droite !

Sans se presser, avec le calme que leur imposait leur discipline légendaire, les piquiers qui formaient notre flanc pivotèrent sur eux-mêmes pour faire face aux Hollandais. Puis ils calèrent leurs piques avec le pied, soutenant la hampe de la main gauche et dégainant leurs épées de la main droite, prêts à couper les jarrets des chevaux qui arrivaient sur eux.

— Saint Jacques !… Espagne et saint Jacques !

Les Hollandais s’arrêtèrent, comme devant un mur. Le choc sur le côté droit du carré fut si brutal que les longues hampes des piques plantées sur les chevaux se brisèrent, prises dans celles de l’ennemi, dans un fouillis de lances, d’épées et de dagues.

— Les piques devant !

Les hérétiques nous chargeaient aussi par-devant, sortis d’entre les arbres, mais cette fois avec la cavalerie devant et les piquiers derrière. Nos arquebusiers firent une fois de plus leur travail, posément, en vieux soldats qu’ils étaient, épaulant et tirant en bon ordre, sans crier pour demander de la poudre ou des balles, attendant l’ennemi de pied ferme. Je vis parmi eux Diego Alatriste souffler sur la mèche de son arme, mettre en joue et tirer au bon moment. Les coups de feu des nôtres fauchèrent bon nombre de Hollandais. Mais le gros de la troupe arrivait encore, si bien que nos arquebusiers, et moi avec eux, durent se réfugier à l’abri des piques. Dans la confusion, je perdis de vue mon maître. Je ne voyais plus que Sebastián Copons, dont le bandage accentuait les traits aragonais, qui dégainait résolument son épée. Quelques Espagnols battaient en retraite parmi leurs compagnons. Comme quoi Iberia n’a pas toujours engendré des lions ! La majorité des soldats restèrent pourtant sur leurs positions. Autour de moi, les balles s’enfonçaient dans les corps avec un bruit sourd. Un piquier m’aspergea de sang et me tomba dessus en invoquant en portugais la mère de Jésus. Je me débarrassai de lui, je repoussai sa pique qui s’était prise dans mes jambes et je me vis me faufiler dans le flux et le reflux des hommes, au milieu de leurs vêtements crasseux, de l’odeur de la sueur, de la poudre et du sang.

— Tenez bon !… Espagne !… Espagne !

Dans notre dos, derrière les rangs serrés qui protégeaient les drapeaux, le tambour battait, imperturbable. Les balles continuaient à pleuvoir, fauchant chaque fois des hommes. Mais leurs compagnons serraient aussitôt les rangs pour combler les vides. Je trébuchais entre des corps armés de fer qui m’entouraient de toutes parts. J’avais du mal à voir ce qui se passait devant moi, dressé sur la pointe des pieds pour regarder ces hommes vêtus de leurs casaques de cuir, et par-dessus les vieux chapeaux, l’acier des cuirasses et des morions, les arquebuses et les mousquets, voir les éclats que lançaient les piques, les hallebardes et les épées. La chaleur et la fumée de la poudre me faisaient suffoquer. Je perdis la tête et, avec ce qui me restait de lucidité, je dégainai ma dague.

— Oñate !… Oñate ! Criai-je de toutes mes forces.

Un instant plus tard, au milieu des craquements des piques qui se brisaient, des hennissements des chevaux blessés et du bruit des armes qui s’entrechoquaient, les chevaux cuirassés hollandais nous tombèrent dessus et seul Dieu put continuer à reconnaître les siens.